Lou Syrah est une écrivaine et journaliste parisienne dont la récente nouvelle, Fuck Eat Kill, a été nominée pour le Prix Sade, une prestigieuse récompense littéraire pour la littérature transgressive. Petite-fille d’imam et présidente de l’Association des amis de Gabrielle Wittkop, Syrah écrit en réconciliantses identités multiples. Je l’ai rencontrée sur Zoom pour discuter de la stigmatisation du désir féminin, de sa répression historique, et des possibilités de libération du regard masculin qu’offre l’écriture érotique.
Comment es-tu arrivée à l’écriture ?
C’était assez naturel. J’ai toujours écrit. Adolescente, je tenais des carnets où je déchargeais ma tristesse en poésie. J’ai continué dans l’écriture mais en me dirigeant professionnellement vers le journalisme. J’ai été journaliste d’investigation. J’ai commencé ma petite carrière en intégrant Le Canard Enchainé à 24 ans à peine alors que je terminais mes études de journalisme à Paris. J’étais un peu une anomalie sociale dans la rédaction. Ca ne parle peut-être pas aux lecteurs américains ou anglo-saxons sauf ceux qui vivent à Paris. Mais le média est une véritable institution dans le pays. Avant qu’il ne soit récemment entaché par une affaire d’emploi fictif, le Canard était connu comme le média qui dénonçait la corruption en usant du style satirique. C’est un peu le grand frère sérieux de Charlie Hebdo. Beaucoup de dessinateurs ont d’ailleurs travaillé pour les deux médias. C’était le cas de Cabu qui a été brutalement assassiné pendant les attentats islamistes de 2015. C’était une signature phare du journal.
En quittant le Canard Enchainé, j’ai commencé à écrire sous pseudo pour la concurrence, Mediapart, un pure player d’investigation.
J’ai également publié aux éditions La Goutte D’or, un roman de non-fiction, « Louisa ». J’y racontais mon enquête sur un vieux fait-divers qui a eu lieu dans ma région d’origine. C’était l’histoire d’une jeune fille morte pendant un exorcisme musulman. A travers cette enquête, je plongeais également dans mon histoire familiale et levais le voile sur un secret de famille. Je découvrais que ma famille d’origine algérienne qui a vécu la guerre et les traumatismes liés à l’exil était elle-aussi hantée par des histoires de diable et de démons et in fine par ses propres cadavres.
Je crois que quelque chose a changé à ce moment-là dans ma perception du récit et du monde. J’ai réalisé que l’écriture factuelle avait été une sorte de refuge face à un secret de famille que j’avais dû porter enfant. En y repensant mon choix de me diriger vers le journalisme était assez logique. J’ai grandi dans un monde de mensonges et de mythes religieux. Ma famille est musulmane pratiquante et impliquée dans le culte d’un côté, et de l’autre catholique avec des pratiques liées au folklore populaire. L’écriture de ce premier livre m’a permis de m’émanciper, en posant sur la table un secret de famille que personne ne voulait assumer. Une fois ce fardeau déposé, je me suis sentie la liberté de faire autre chose.
J’ai continué le journalisme mais la forme ne me convenait plus.
L’écriture journalistique est une écriture plutôt corsetée; une écriture du fait avec un régime de vérité assez restreint. Il n’y a de place ni pour l’émotion, ni pour les subjectivités, ni les sensations.
Le fait prime comme s’il était la vérité supérieure. Je ne dis pas que le fait doit disparaitre sous l’opinion, le commentaire ou pire, les vérités alternatives. Il est évident que je ne souscris pas à tous ces développements complotistes très en vogue. Je pense en revanche qu’il y a de nombreuses manières de raconter le réel et que pour toucher le lecteur il faut se pencher sur le large spectre des narrations dont on dispose.
J’ai écrit Fuck Eat Kill dans ce moment-là de ma vie où je me suis sentie libre de soumettre les fictions que j’écris depuis des années mais que je garde pour moi. Il y a quelques mois par exemples j’ai vendu deux de mes rêves. J’écris mes rêves depuis longtemps. Fuck Eat Kill est d’ailleurs inspiré de poèmes rédigés dans un de mes carnets de rêves.
Comment classer Fuck Kill Eat comme genre ?
Je pense que tout le monde sera d’accord pour dire que c’est une nouvelle érotique, mais qui mélange plusieurs écritures de « genre » comme on dit en France. Le motif du cannibalisme ne la range pas pour autant dans le récit horrifique. C’est l’histoire d’une jeune fille atteinte d’un trouble d’inter-sensorialité aiguë, une synesthésie totale : elle boit les couleurs, mange les sons, touche en odeurs. Et cette maladie la pousse à manger ce qu’elle désire et tuer ceux qui l’agressent. Associer le cannibalisme au désir féminin est un motif assez classique quand on y pense. Ici il s’agit de se moquer du mythe de « la dévoration féminine » qui a fait beaucoup de mal aux femmes pendant des siècles. On a longtemps cru que la femme portait entre les jambes un monstre assoiffé de sexe, incontrôlable et qu’il fallait donc la domestiquer, par les vêtements, le viol ou tout ce qui irait contraindre sa libido. On parle également du mythe du « Vagin denté » du « Vagina dentata » en latin. Cette croyance symbolique ou réelle de la présence de dents au niveau du sexe de la femme a trouvé un nouveau souffle avec la psychanalyse et le concept de « castration ». Tout cela a perpétué une forme de peur autour du désir féminin.
Malgré les avancées, l’imaginaire hétérosexuel est encore sali par l’idée que le désir féminin serait soit dégoutant soit pathologique. Répulsif et dangereux pour résumer.
Même s’il est question de cannibalisme, la nouvelle n’est pas nécessairement gore. Il y a un travail de la langue qui tend plus vers l’érotisme que vers l’horreur ou le porno. Notamment parce que l’écriture est poétique. L’usage de la poésie ici faisait sens, déjà parce que c’est une écriture de la sensorialité mais aussi parce que c’est une écriture du déplacement. Ca permet d’aborder le sexe et l’érotisme en se dégageant d’un regard masculin. J’ai décidé de trouver une langue autre pour parler de désir. Ca me permettait aussi de désobjectiver le corps désiré. Je n’utilise pas le mot « baiser » apposé à une personne par exemple. Dans mon texte, on ne baise pas quelqu’un, on baise la forêt.
Je pense comme le disait Monique Wittig, qu’on entre en écriture comme dans l’arène ennemie, et encore plus dans l’écriture érotique où nos imaginaires sont piégés. Je pense donc qu’on peut trouver sa langue propre pour parler de cul en se libérant du regard masculin. Il y a d’ailleurs du cannibalisme aussi dans Le Corps Lesbien. J’aurais pu écrire une nouvelle plus trash encore. Beaucoup de personnes dans mon entourage trouvent que j’ai un intérêt pour les choses morbides.
C’est vrai qu’à y regarder de plus près j’ai toujours été attirée par les sujets liés à la mort. Ou, pour être plus exacte, ça ne m’a jamais repoussée. Pendant le confinement, j’ai enquêté sur le traitement des morts du COVID. Je suis la seule journaliste a être entrée dans la morgue géante installée dans un ancien hangar de fruits et légumes aux portes de Paris. J’ai aussi travaillé sur le diable, sur la haine. Je viens de la marge, j’écris sur la marge. Pour moi c’est assez naturel.
Comme toutes les personnes qui ont déjà vécu des épisodes traumatiques dans l’enfance, la mort est une composante intégrale de ma vie. Je ne la nie pas. Je pense qu’elle existe en toutes choses. Je crois au beau et à l’excrémentiel et je n’ai pas de fausses pudeurs à allier les deux dans un récit. La vie est un mélange des deux.
Fuck Eat Kill, c’est un titre en anglais. Qu’est-ce que la langue anglaise apporte au texte ?
C’est très marrant parce qu’on n’était pas d’accord sur le titre avec les éditeurs. Moi, je voulais Faim, pour insister sur la sensation. Les éditeurs voulaient Chair. J’ai dit : « bon, à la rigueur, Fuck Eat Kill. »
Je ne voulais pas du titre Chair, parce que la chair est un objet pas une émotion. J’étais en signature au dernier Festival du Livre de Paris et des personnes sont venues me voir pour me demander ; « est-ce que le titre est un rapport avec le film avec Julia Roberts, Eat Pray Love ? »
Ma mère m’avait aussi posé la question. J’ai dit, « non, non, ça n’a rien à voir maman. » A posteriori, j’aime assez l’idée que les gens puissent être induits en erreur. J’aime aussi l’idée enfantine du rythme ternaire. Ça fait penser au jeu Fuck Marry Kill. Ce sont les seuls mots anglais du texte en réalité. L’usage ici est volontairement provocateur. Pour la littérature française, l’anglais reste une langue sale, c’est la langue du capitalisme, du marché et de l’entertainment. La vérité c’est aussi que les gens du milieu littéraire ou académique français ont un problème avec toutes les langues étrangères. Il faut voir le nombre de polémiques débiles et racistes en France dès qu’un noir ou un arabe place des mots de dialecte dans des chansons en français. Ça prend des proportions phénoménales. Le problème se pose aussi avec l’argot de la jeunesse. Il y a comme une peur de la contamination de la langue. Le titre anglais m’a mise mal à l’aise au début, j’avais peur qu’on se trompe sur mon écriture, et puis après j’ai repensé à Baise-moi de Virginie Despentes et à J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian, et je me suis dis que je me foutais pas mal du titre, j’aimais assez l’idée d’emmerder les convenances.
Ton dernier livre, Louisa, a abordé le sujet de l’exorcisme. Quel est de ton rapport au catholicisme ?
J’ai été baptisée à l’initiative de ma mère, catholique. Ce n’est bien entendu pas moi qui ai choisi. Mon père qui est musulman a accepté certainement en se disant « Oui, vas-y, essaie, dieu de catholicisme, de prendre ma fille, tu n’auras pas son âme, elle est née musulmane », et puis il a fait une prière en arabe dans l’église. Peut-être pour faire un contre-sort. Peut-être aussi pour communier de son côté et dans ce cas c’est une belle histoire. La famille catholique de ma mère pratique le culte des saints, prie la vierge et va en pèlerinage à Lourdes. Il y a d’ailleurs plein de cierges sur leur cheminée. Je n’ai pas de problèmes avec ces croyances populaires, j’ai une certaine sympathie pour ces pratiques du monothéisme qui ont souvent résisté aux interdictions des clergés. De manière générale, j’ai grandi dans un mysticisme familial mais qui s’est transmis discrètement dans un rapport à la nature et à l’amour. On a du mal à s’imaginer comment l’imaginaire religieux peut se transmettre dans des milieux athées et laïcs en France. C’est pourtant un peu ce qui m’est arrivé. Je n’ai pas eu d’éducation religieuse et je suis farouchement anticléricale et j’écris de l’érotisme. Ce n’est pas incompatible, certaines plumes de l’érotisme français ont eu leur crise mystique, quand on pense à Georges Bataille par exemple. Et puis le lien entre le cul, la mort et la religion est assez évident, il suffit d’ouvrir la bible ou de regarder les nonnes en extase. Pour ce qui concerne mon identité je me vis plutôt comme une batarde, et je préfère 1000 fois cette expérience de la minorité à une origine plus proprette. La marge est mon foyer. Personne ne voulait de l’amour de mes parents, une catholique française, un musulman algérien. C’était un peu comme rejouer la guerre d’Algérie. Roméo et Juliette, voire Titus et Bérénice. Je suis fière de porter leur héritage.
Pourquoi est-ce que tu as choisi de publier ce texte avec Zone Critique en particulier ?
En fait, c’est un peu à hasard. J’ai répondu à un appel à textes sur internet. Je pensais que la nouvelle serait publier online. Les responsables de l’appel à texte ont trouvé le texte trop bon pour ne disposer que d’une publication en ligne. Ils ont donc décidé de l’éditer dans leur collection de courts textes, dans lesquels ont déjà publié plusieurs jeunes auteurs identifiés, comme Daphnée Tamage, Olivier Liron, John Jefferson Selve ou Josephine Tassy ou Sara Bourre.
Tu cites l’écrivaine Gabrielle Witkop. Y a-t-il d’autres textes ou d’autres auteurs auxquels tu fais référence ou explicitement ou de manière plutôt subtile ?
GabrielleWittkop fait partie de ma bibliothèque intérieure depuis peu de temps. J’ai fait sa rencontre en 2021, mais je ne peux plus me passer de son écriture depuis, j’y trouve une voix de réconfort quand je suis triste. Je n’ai pas d’inspirations particulières dans Fuck Eat Kill, ou du moins, elles m’habitent inconsciemment. Je peux parler en revanche de mes petits trésors personnels : des mots ou des images que j’utilise et qui voyagent de textes en textes. Je pense notamment à un passage dans le recueil de textes La Défense de l’Infini de Louis Aragon, dans lequel se trouvent souvent la nouvelle érotique Le Con d’Irène avec les superbes illustrations d’André Masson, ou Les Aventures de Jean-Foutre La Bite. Dans ce recueil de textes, on trouve aussi Le Cahier noir. Aragon écrit à un moment, la femme « s’empare d’un homme comme l’eau des marais, par infiltration sourde. ». C’est le genre de phrase que j’emporte un peu partout comme un petit trésor. C’est une phrase visuelle ; on s’imagine le marais, l’eau stagnante, le bruit même, la texture, l’ambiance poisseuse et mystérieuse d’une nature opaque. Ce genre de phrase, c’est presque de la sorcellerie; ce sont des phrases qui ont le pouvoir de vous parler au coeur et à l’oreille.
Je ne fais pas explicitement référence à Aragon mais j’utilise une image similaire dans Fuck Eat Kill. Dans une des scènes de sexe, j’écris « (…) alors que sa paume me frôlait lentement aux extrémités, j’imaginais les cris que nous aurions en nous laissant aspirer définitivement l’une et l’autre par les sables mouvants. » C’est un peu comme si Aragon planait sur le texte ici. J’aime cette idée que les mots et les images sont indépendants et qu’ils viennent se poser sur les pages comme des insectes. Ils vivent leur vie. J’ai un autre mot trésor comme ça, c’est le verbe « jasper ». Jasper comme « la jaspe », la pierre de couleur vive pleine de veinures comme le marbre. Je me souviens l’émotion de lecture associée à l’apprentissage de ce mot. Je venais d’acheter Les Orientales de Victor Hugo, j’avais peut-être 15 ou 16 ans. Le poème en question s’appelle Les tronçons du Serpent. Il dit :
« Je vis sur le sable un serpent jaune et vert, jaspé de taches noires. La hache en vingt tronçons avait coupé vivant. Son corps que l’onde arrose. Et l’écume des mers que lui jetait le vent. Sur son sang flottait rose. »
Lire ce poème adolescente, c’était comme boire à la source d’un coucher de soleil ou ressortir d’un bain de sang. Il y avait quelque chose de magique. Je m’en souviendrai toute la vie et à chaque fois que j’utilise ce mot je réinvoque une émotion de lecture de l’enfance. C’est de la sorcellerie pure.
Fuck, Eat, Kill est actuellement disponible chez Zone Critique. Commandez ici.
Autrice et journaliste, Lou Syrah travaille également comme ghostwriter pour des artistes. Elle a publié Louisa aux éditions Goutte d’Or (2020). Fuck Eat Kill publié en mai 2025 dans la collection Vrilles figure dans la sélection du Prix Sade.
Cristina Politano est une écrivaine du New Jersey. Ses essais et ses fictions paraissent dans Identity Theory, The Dodge, et La Piccioletta Barca, entre autres. Twitter/X et Instagram/BlueSky: @monalisavitti
